Lars Eidinger, l’acteur berlinois futur roi d’Avignon (Le Monde, juin 2015)

LE MONDE | 30.06.2015 à 15h17 • Mis à jour le 28.06.2016 à 18h49 |Par Brigitte Salino (Berlin, envoyée spéciale)

L'acteur Lars Eindinger à la Schaubühne de Berlin, le 27 juin 2015.

Imaginez la scène. Un soir, Lars Eidinger joue le rôle-titre d’Hamlet, à la Schaubühne de Berlin, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier. Au cours de la représentation, trois jeunes filles se lèvent. Lars Eidinger les voit, il s’arrête de jouer et leur demande pourquoi elles s’en vont. « Weil’s scheisse ist ! » (« Parce que c’est de la merde ! »), répond l’une d’elles en partant. Lars Eidinger quitte le plateau en courant, et il suit les jeunes filles dans le foyer. Il veut leur parler, comprendre ce qui ne leur plaît pas. Pendant ce temps, les spectateurs attendent. Privés d’Hamlet. Quand il revient, Lars Eidinger leur raconte ce qui s’est passé. Et il reprend son rôle.

Si vous ne connaissez pas cet acteur, vous êtes en droit de vous demander ce qui lui passe par la tête. Si vous l’avez vu sur scène, vous n’êtes pas surpris, parce que vous le savez capable de tout : c’est l’Homo ludens par excellence, l’homme qui joue. Il en donne la preuve, de manière phénoménale, dans Richard III, une autre pièce de Shakespeare mise en scène par Thomas Ostermeier, qui vient à Avignon après sa création à Berlin, et risque bien de couronner Lars Eidinger roi des acteurs du Festival.

Le voilà tel qu’en lui-même, un soir de juin, à Berlin. 1,90 mètre, regard bleu, dialogue franc. Nous sommes dans son bel appartement du quartier de Charlottenburg, non loin de la Schaubühne. Il est tard. Lars Eidinger rentre d’une journée de tournage, la dernière avec Adèle Haenel, avec qui il vit une histoire d’amour dans le film de Chris Kraus, Die Blumen von Gestern (Les Fleurs d’antan). Tous les deux sont des chercheurs qui travaillent sur la Shoah. Le grand-père de l’un était nazi, la grand-mère de l’autre juive. Leurs biographies se croisent, entre hier et aujourd’hui. Cette année, Lars Eidinger tourne aussi avec le réalisateur russe Alexeï Outchitel. Il joue Nicolas II, le dernier des Romanov, pris dans une histoire d’amour avec la ballerine Mathilde Kschessinska. Dès qu’il aura fini d’être Richard III à Avignon, l’acteur partira pour Moscou et, de roi, deviendra tsar.

« MOI, JE CHERCHE CHAQUE PERSONNAGE EN MOI-MÊME. TOUS SONT EN MOI, TOUS PARLENT DE MOI, ET, PARLANT DE MOI, ILS PARLENT AUX SPECTATEURS, QUI ME VOIENT ET QUE JE VOIS »

Tout cela n’aurait rien d’extraordinaire si Lars Eidinger ne continuait pas, à côté du cinéma, à jouer autant au théâtre. Cette saison, il est à l’affiche de six spectacles de la Schaubühne : Démons, de Lars Noren,Hedda Gabler, d’Ibsen, Je préfère que Goya me prive de sommeil plutôt que n’importe quel trou du cul, un monologue que lui a écrit Rodrigo Garcia, et il tient les rôles-titres de Tartuffe, Hamlet et Richard III. Comment fait-il ? « Ce n’est pas difficile parce que je suis entraîné et que j’ai une manière particulière de concevoir le jeu, qu’il me tient à cœur de faire comprendre, répond-il. Beaucoup d’acteurs disent qu’ils s’approprient un personnage. Moi, je cherche chaque personnage en moi-même. Tous sont en moi, tous parlent de moi, et, parlant de moi, ils parlent aux spectateurs, qui me voient et que je vois. C’est un dialogue, pour moi, le théâtre, et c’est pour cela que je m’adresse directement à la salle, parfois. »

« Je me considère comme un marionnettiste qui manipule ses personnages, poursuit Lars Eidinger. Quand je joue, j’ai une conscience assez complexe des choses : je peux penser à la fois au personnage, à mes partenaires, à ma femme, à ma fille. Cette concentration profonde me donne une sorte de surconscience. Dans une situation tragique, je peux très bien pleurer, vraiment, et en même temps, à un autre niveau, me réjouir d’y parvenir en tant qu’acteur. Cela peut paraître contradictoire, mais ça ne l’est pas. Brecht dit que nos contradictions sont notre espoir. » Cette façon de jouer, Lars Eidinger l’a acquise avec le temps. A ses débuts, il était tout autre, mais déjà à part. Une autre scène que celle d’Hamlet en témoigne : celle qui a valu à l’acteur d’entrer à la Schaubühne de Berlin.

C’était à la fin des années 1990, quand il était étudiant à l’Académie d’art dramatique Ernst- Busch de Berlin, la plus prestigieuse école de théâtre d’Allemagne. Un jour, au cours d’un exercice, Lars Eidinger doit réciter le monologue de Franz Moor, dans Les Brigands, de Schiller. Il s’assied sur une chaise, et, pendant une minute, il suce un bonbon, sans dire un mot. C’est long, une minute de silence. Quand elle s’achève, Lars Eidinger dit la première phrase : « Das dauert mir zu lange » (« Il me prend trop de temps »). Tobias Veit et Jens Hillje, deux proches collaborateurs de Thomas Ostermeier, qui vient d’être nommé directeur de la Schaubühne, sont enthousiasmés. Ils veulent que Lars Eidinger intègre la troupe. Mais Thomas Ostermeier, devant qui Lars Eidinger répète l’exercice, n’est pas convaincu. Il engage quand même l’acteur, qui, pendant deux ans, passe beaucoup de temps à la cantine du théâtre, piaffant que son directeur s’intéresse à lui et lui donne autre chose que de tout petits rôles.

L'acteur Lars Eindinger à la Schaubühne de Berlin, le 27 juin 2015

Ainsi en fut-il, au début. C’était Lars Eidinger qui voulait Thomas Ostermeier. Et quand il veut quelque chose, il ne lâche pas. Il était déjà comme ça enfant. Quand il courait, pendant les cours de sport, on lui avait appris qu’il fallait réserver ses efforts pour le dernier tour de piste. Lui commençait bien avant à courir à fond. Et il gagnait. Il ne dérogeait pas de l’objectif qui est toujours le sien : être le premier, le meilleur. Aujourd’hui, il n’hésite pas à affirmer, dans les interviews, son ambition de devenir le plus grand acteur de sa génération. Voire de l’être. Evidemment, il se fait traiter de vaniteux, narcissique, orgueilleux. Il s’en défend très tranquillement : « J’aime bien mon image, elle ne me pose pas de problème. Je préfère être vu comme ça que comme le petit gentil que tout le monde aime. Le malentendu vient du fait que je suis très sincère, direct, et que la plupart des gens ne le sont pas. Cet orgueil, cette vanité, c’est ce qui fait avancer dans la vie. Sinon, on pourrait tous se mettre dans un sac, et ne plus bouger. Tout le monde veut être le meilleur. Simplement, il y a des gens qui remarquent assez vite qu’ils ne sont pas doués, et ils laissent de côté leur vanité. Moi, j’ai senti tôt que j’avais un grand potentiel, et j’ai déployé beaucoup de force pour arriver à ce que je voulais. »

Lars Eidinger est né le 21 janvier 1976 à Berlin, où il a grandi, dans le quartier de Tempelhof, côté ouest de la ville. Un père ingénieur, une mère puéricultrice, un frère de quatre ans plus jeune. Beaucoup de sport, foot et tennis. Un don pour faire le clown qui fait rire les autres et le rend heureux. Lars Eidinger commence à faire du théâtre dès l’école, sans savoir que c’est un métier qui s’apprend. Il entend parler de la Ernst-Busch, qu’il intègre en 1995. Il arrive avec ses tenues de rollerman amateur de hip-hop, qui détonnent avec les tenues grises de ses camarades de l’ex-Est. Tout en étudiant, il décroche ses premiers engagements au Deutsches Theater, un des grands théâtres de Berlin, où Thomas Ostermeier fait ses débuts de metteur en scène. Pas dans la grande salle. Il tient à travailler dans des baraques de chantier installées devant le théâtre, appelées La Baraque. Lars Eidinger va voir tous les spectacles. C’est là qu’il veut jouer. Quand le Deutsches Theater lui propose de l’engager, il refuse. Déjà, il a la nostalgie du futur. Il ira à la Schaubühne.

Quelque chose de fascinant

Quinze ans plus tard, c’est une star. Thomas Ostermeier dit l’avoir peu fait jouer au début parce que lui-même arrivait à la Schaubühne avec ses amis comédiens, qu’il avait alors un acteur-fétiche, et qu’il fallait trouver un équilibre dans la troupe. Tout change quand le metteur en scène voit Lars Eidinger dans Malcolm, un rôle secondaire de Macbeth, de Shakespeare, mis en scène par Christina Paulhofer, en 2002. « Là, je me suis rendu compte qu’il avait quelque chose de fascinant », explique-t-il. Ainsi se noue une relation artistique unique, dont les spectateurs d’Avignon ont suivi les étapes, en voyant Nora, d’après Ibsen, en 2002, Woyzzeck, de Büchner, en 2003, et cet Hamlet, créé en 2008 dans la Cour d’honneur, qui est devenu un phénomène. Il tourne dans le monde entier, et continue à être au répertoire de la Schaubühne, où il se joue à guichets fermés. A Avignon, c’était un spectacle. A Berlin, c’est un show de Lars Eidinger, qui suscite des folies.

Thomas Ostermeier raconte en s’amusant qu’une spectatrice s’est fait tatouer le visage de Lars Eidinger en Hamlet. Les journaux allemands écrivent que le metteur en scène serait jaloux du succès de son acteur, qui l’a parfois horripilé en monologuant plus que de raison face au public.« C’est vrai, reconnaît Thomas Ostermeier. Mais maintenant je suis complètement pour cette fête de l’instant qu’est devenu Hamlet. Un mythe s’est créé autour du spectacle. Les jeunes viennent voir Lars Eidinger parce qu’ils aiment sa franchise. Ils fêtent sa mégalomanie, qui représente quelque chose de courageux pour une génération dépourvue de courage, et ils retrouvent en lui un esprit berlinois d’aujourd’hui, à la fois cosmopolite, métrosexuel, désireux d’échapper à la normalité. » « Ce succès me rend très heureux, dit Lars Eidinger. Je peux mobiliser beaucoup d’énergie parce que je reçois beaucoup en retour. Quand j’arrive à la Schaubühne, trois heures avant de jouer, je vois des files d’attente. » Il montre une photo, prise avec son téléphone portable. Et puis, certains soirs, après les spectacles, ses admirateurs peuvent aussi voir leur idole « en vrai » : Lars Eidinger se produit en DJ, dans des nuits qu’il appelle Autistic Disco.

« IL Y A DANS SON JEU UNE INTELLIGENCE QUI LE REND EXTRAORDINAIREMENT MODERNE. IL ME RAPPELLE MATHIEU AMALRIC »
OLIVIER ASSAYAS, RÉALISATEUR

Entracte dans la rencontre. Quelques jours après l’entretien, Olivier Assayas, qui a dirigé Lars Eidinger dans son film Sils Maria, parle de l’acteur. Il évoque son physique doux, presque enfantin, allié à une grande autorité. « Il y a dans son jeu une intelligence qui le rend extraordinairement moderne. Il me rappelle Mathieu Amalric : au cinéma, on ne le voit pas comme un acteur, mais comme une évidence. Il tournera probablement dans mon prochain film. » Adèle Haenel, interrogée elle aussi par téléphone, confirme à sa façon : « Il n’est pas engoncé dans la lourdeur des choses : il vit le sentiment du futur. Ça, je ne l’avais jamais vu avant lui. J’en suis encore à mes débuts, mais je n’ai pas fait beaucoup de rencontres de cette intensité-là. C’est bête à dire, mais Lars Eidinger est un acteur de génie. »

Retour à Berlin. Lars Eidinger évoque Alle Anderen, le film de Maren Ade qui lui a apporté le succès au cinéma, en 2009, et a contribué, avec Hamlet, à ce qu’on le reconnaisse dans la rue. La nuit avance dans l’appartement de Charlottenburg. Reste une question : pourquoi Richard III ? « Parce que je veux le comprendre. Voir ce qu’il y a derrière l’image du méchant absolu qui lui est accolée. Je n’aime pas le noir et blanc. Le gris est plus intéressant. » Edna, la fille de Lars Eidinger, vient s’asseoir sur les genoux de son papa. Il est temps de conclure. « Ce qui m’intéresse, c’est l’immédiateté que les gens viennent chercher au théâtre. Elle a beaucoup à faire avec la vie, à laquelle seule la mort donne un sens. Ce que je recherche, dans le jeu, c’est le côté animal, incontrôlable, que peuvent avoir des enfants sur scène, et qu’ont des acteurs qui pour moi sont des modèles, Marlon Brando ou Gérard Depardieu. On m’accuse de vouloir être tout-puissant. Mais la toute-puissance, pour moi, c’est une sorte d’amour infini. » Il ne viendrait pas à l’idée de contredire Lars Eidinger. Pas parce qu’il est tard. Mais parce qu’il y a dans son regard bleu une teinte tendre et voilée, comme une lointaine mélancolie.

(Traduction de l’allemand par Valérie Bonfils.)

Richard III, de Shakespeare. Mise en scène Thomas Ostermeier. Opéra Grand Avignon, du 6 au 18 (relâche les 10 et 15), à 18 heures. Durée : 2h20. En allemand surtitré.

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