Sans Pina Bausch, la danse continue (Le Monde)

Le Monde | 21.05.2016 à 09h13 • Mis à jour le 23.05.2016 à 11h59 |Par Rosita Boisseau

Pina Bausch en janvier 2009, quelques mois avant sa mort.

La compagnie Tanztheater Wuppertal Pina Bausch est, comme tous les ans depuis 1978, à l’affiche du Théâtre de la Ville, à Paris. Après Agua (2001), pur jet de vitalité qui y était présenté du 7 au 15 mai, voilà Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (1984) (« Sur la montagne on entendit un hurlement »), jusqu’au 26 mai, au Théâtre du Châtelet, partenaire de cette programmation exceptionnelle. D’une pièce à l’autre, dix-sept ans de création sont projetés jusqu’à aujourd’hui avec une compagnie en permanente évolution depuis la disparition de la chorégraphe, en 2009.

Cela fait sept ans que Pina Bausch est morte d’un cancer fulgurant après cinq jours d’hospitalisation. C’était le 30 juin 2009, elle avait 68 ans. Cette artiste de génie partait sans laisser aucun message, ni testament. Un choc et une rupture pour sa troupe, l’une des plus fameuses et populaires dans le monde entier, qui se retrouva du jour au lendemain privée de capitaine.

Que faire lorsqu’on risque de dériver ? Se serrer les coudes pour conserver le cap. Avec deux ans de tournée déjà mis sur orbite en 2009, le Tanztheater Wuppertal a peu à peu repris du poil de la bête. « Le deuil a été très long », glisse le danseur Dominique Mercy, figure emblématique depuis le début des années 1970. ­Depuis, les trente-cinq danseurs enchaînent sans mollir les tours du monde, tout en assurant la saison de spectacles à l’Opéra de Wuppertal, dont Pina Bausch avait pris la direction du ballet en 1973. Soixante-dix dates de ­représentations en moyenne au total – quasiment le même quota que de son vivant.

Erreurs de casting

La tâche est énorme, dévorante. Même si les munitions – quarante-six pièces signées Pina, dont la plupart sont des chefs-d’œuvre – ne manquent pas, encore faut-il choisir les spectacles à l’affiche, les remonter lorsqu’ils ne sont plus dansés… Comment une œuvre, aussi puissante soit-elle, survit-elle à la disparition de son créateur ? Comment accompagner le vieillissement des interprètes, dont certains dépassent aujourd’hui les 60 ans ? Comment confier le répertoire à des jeunes gens (onze nouveaux danseurs depuis 2012) qui n’ont jamais connu Pina Bausch ? Tsunami de questions pour la compagnie composée de dizaines d’interprètes fidèles depuis des lustres – un cas unique – qui se sentent « responsables » de l’œuvre qu’ils ont contribué à créer. « On s’en est pas mal tiré jusqu’à présent, même s’il y a eu quelques erreurs de casting, poursuit Dominique Mercy, qui a pris les rênes de 2009 à 2013. Avec le temps, un des challenges les plus aigus est de rester au plus près des qualités authentiques de Pina. »

« ELLE NE VOULAIT PAS FIGER LES CHOSES. ELLE ENTRETENAIT AUSSI BEAUCOUP LA DISCUSSION SUR LES RÔLES »

Il suffit de jeter un œil sur la longue liste de danseurs qui participent à la transmission des pièces pour réaliser la complexité de l’entreprise. Certains rôles sont« partagés » entre les « anciens » et les« nouveaux » selon la difficulté de la partition. « Il faut rester lucide sur l’esthétique de Pina et ses propres capacités physiques, commente Helena Pikon, 59 ans, toujours en scène. Entre bond vers l’avenir et fidélité à l’œuvre, au passé, avec torsion du présent, perpétuer le geste de Pina a tout d’une aventure. « Il faut aussi savoir que Pina avait un contact différent avec chacun et donnait des indications variées et parfois même contradictoires aux uns et aux autres, ajoute l’Italienne Cristiana Morganti, 47 ans dont 22 dans la troupe. Elle ne voulait pas figer les choses. Elle entretenait aussi beaucoup la discussion sur les rôles. Et toi, tu fais ça comment ? Et toi ? Il était très rare d’avoir des informations claires. » D’où les tiraillements et les conflits qui secouent régulièrement la compagnie depuis sept ans.

Officiellement, deux organismes prennent soin de l’œuvre.La Fondation, pilotée par son fils Salomon Bausch, a créé des archives et vient de réaliser une exposition visible jusqu’au 24 juillet à la Bundeskunsthalle de Bonn. Parallèlement, la troupe du Tanztheater Wuppertal, soutenue par la ville, conserve le répertoire de Pina Bausch. D’abord dirigée, de 2009 à 2013, par Dominique Mercy et Robert Sturm, assistant de la chorégraphe, elle est aujourd’hui sous la houlette de Lutz Förster, également danseur de la première heure. « J’ai fait de mon mieux et j’ai une certaine fierté du résultat, confie-t-il. Je pense que ça fonctionne aujourd’hui entre les trois générations qui composent la compagnie. J’ai appris la patience avec Pina et cela m’a beaucoup aidé. »

« Une marque » à perpétuer

Lutz Förster quittera ses fonctions comme prévu en juin. Il sera remplacé par Adolphe Binder, actuellement directrice artistique à l’opéra de Göteborg, à partir de mai 2017. Poursuivra-t-elle l’ouverture à d’autres chorégraphes que Pina Bausch, déjà entamée en septembre 2015 avec un programme de trois jeunes artistes ? En attendant, un fossé de onze mois sans direction affichée s’ouvre devant la compagnie. Situation plutôt insolite. Devant cet état de fait, les danseurs ont décidé de prendre l’affaire en main. Cinq d’entre eux – Helena Pikon, Julie Shanahan, Ruth Amarante, Nazareth Panadero et Daphnis Kokkinos – ont été désignées par l’ensemble de la troupe pour veiller au grain mais aussi, de façon plus urgente, finaliser la saison de danse 2016-2017 à l’Opéra de Wuppertal. Autant dire que le quotidien n’a rien d’un long fleuve tranquille.

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Cette périlleuse négociation avec le temps des compagnies dirigées par des maîtres, nombreux à disparaître depuis dix ans, sera au cœur de l’édition 2016 du festival Montpellier Danse, du 23 juin au 9 juillet. Les grands chorégraphes meurent ou s’éloignent, que reste-t-il ? Tous les cas de figure surgissent, rien n’est simple. Mats Ek, 71 ans, a décidé de ne plus transmettre ses pièces. Jiri Kylian, 69 ans, a confié son répertoire ­à plusieurs troupes. Disparu en 2009, à 90 ans, Merce Cunningham avait, lui, fait un testament et décidé d’arrêter sa troupe après sa mort. Maurice Béjart (1927-2007) a laissé les clés à Gil Roman. « Mais comment perdurent vraiment ces compagnies ?, s’interrogeait Jean-Paul Montanari, directeur du festival, lors d’une conférence de presse, le 10 mars.Dorénavant, Maurice Béjart est une marque, tout comme Pina Bausch ou Merce Cunningham. » De l’auteur à la marque, l’avenir de la danse en question.

Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört, de Pina Bausch. Du 20 au 26 mai, au Théâtre du Châtelet, Paris.

Café Müller / Le Sacre du Printemps de Pina Bausch. Arênes de Nîmes, Nîmes. Du 6 au 9 juin. Tél. : 04 66 35 65 10. De 26 à 120 euros.

Montpellier Danse, du 23 juin au 9 juillet.

Lire : Chez.pina.bausch.de de Jo Ann Endicott. Editions de l’Arche.

Voir : DVD Renate wandert aus de Pina Bausch. Editions de l’Arche.

 

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