Richard III : trop Jolly pour être honnête ?

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La mort de Richard, avant sa résurrection…

Nous avons pu voir hier soir le Richard III de Thomas Jolly à l’Odéon… et nous sommes partagés !

Lars Eidinger, cruel fantôme…

Les acteurs sont plutôt bons, Thomas Jolly en tête, très énergique et souvent juste, même si cela crie un peu – défaut que nous avions déjà subi, mais dans une mesure moins supportable encore, devant l’un des précédents opus (le cycle 2 d’Henry VI, vu aux Gémeaux). Exception ou symptôme, comme on voudra : lady Anne, mal dirigée, gâche par ses cris et ses poses de bête aux abois la saisissante scène de séduction autour d’un cadavre encore chaud… On regrette la pureté fragile, noire et blonde, sans parler de la puissante picturalité, de la lady Anne inventée par Thomas Ostermeier.

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Qui embrasse qui ? Richard III et Lady Anne dans la version de Thomas Ostermeier (2015)

Pourtant, les parentés avec la version présentée l’été dernier en Avignon par le directeur de la Schaubühne sont d’emblée flagrantes, jusque dans le jeu de Thomas Jolly, très proche mais à nos yeux moins habile et subtil dans la sournoiserie que celui de l’incroyable Lars Eidinger, hypocrite en diable ! Ce quelque chose de pourri enfonçant les portes du pouvoir est donc dans l’air du temps ?… Hélas, la mémoire de cette géniale version, qui donnait toute sa confiance aux acteurs, recèle, surtout au début, comme un effet indésirable : le spectacle de Thomas Jolly n’apparaît tout simplement pas à la hauteur.

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En haut, Lars Eidinger dans la mise en scène de Thomas Ostermeier. En bas, Thomas Jolly.

L’esthétique de « l’entertainment » : culture ou loisir ?

L’ensemble est ici très empreint des codes du divertissement télévisuel, de l’esthétique des séries et des jeux vidéos : « logo » de Richard, écriteaux lumineux, images géantes des protagonistes, vidéos « d’incrustation » – en forme d’autocitations – pour rappeler les « épisodes » précédents… La technologie, omniprésente, reprend également les codes de la science-fiction au cinéma : portes en barreaux de lumière qui s’ouvrent et se ferment avec des bruits de laser, jeux complices avec des projecteurs animés, comme des robots anthropomorphes…

Cela déçoit – la beauté manque à la première partie – mais n’est pas absurde, surtout lorsque le Diable parvient à corrompre joyeusement le public. Ainsi lors de son plébiscite usurpé, image de la science maligne avec laquelle le déguisement, ici en terrifiante idole à la fois christique et cynique, peut triompher de la démocratie populaire (des acteurs, dispersés dans la salle allumée, obtiennent qu’elle applaudisse le couronnement de cet Arturo Ui cauchemardesque), mais aussi et surtout, au cœur du spectacle, lorsque le Diable s’habille en rockstar et convie la salle à une communion festive avec Sa Monstruosité : la première partie s’achève en sabbat criard où le public, endiablé par la voix et le sourire aussi enjôleur que carnassier de la Bête immonde, chante obsessionnellement à son unisson « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog »… Séduisant et fascinant, le Malin s’insinue au coeur du plaisir – même scénique – et use des moyens du divertissement contemporain – même théâtral. Soit. C’est juste, et cela fonctionne avec une grande partie de la salle, debout, et qui en redemande. Mais, au fond, la leçon est-elle si neuve ?… Et surtout, la finesse du propos de Shakespeare, chargé de plus d’ambiguïtés et d’une réflexion d’autant plus forte et dynamisante, pour nous, qu’elle  est anachronique et dépaysante, n’est-elle pas écrasée sous les moyens déployés? La question en recouvre une autre – risque majeur de l’esthétique jollyesque, à nos yeux : culture ou loisir ?

Thomas Jolly propose en effet une esthétique très concertée de l’entertainment, qu’il affirme shakespearienne en dépit de l’anachronisme du terme : « (Shakespeare) induit dans son écriture une structure narrative qui est très proche aujourd’hui de ce que l’on pourrait appeler l’entertainment. C’est quasiment les mêmes ressorts dramatiques que ceux d’Hollywood ou des séries télévisées dont par ailleurs je suis très friand. (…) Moi, en plus de ça, je me suis amusé à glisser des entractes à des endroits où il était impossible de ne pas avoir envie de revenir. » Soit. Shakespeare, scénariste hollywoodien, adepte du « cliffhanger« , cette fin ouverte qui met en appétit de l’épisode suivant… Mais est-ce bien la même chose ? La dépendance organique créée par les séries, cette faim insatiable où certains avalent leurs nuits, est-elle transposable au théâtre ? Par nature et par structure, ce dernier – et surtout dans le format élisabéthain ! – ne suscite-t-il pas précisément, au contraire, un recul critique, voire, par une singulière pédagogie du et par le plaisir, un art de lire les signes qui nous libère, nous désaliène justement de l’adhésion viscérale aux images fascinantes et consommables ?

On peut prétendre, comme le fit naguère Florence Dupont, expliquer les mécanismes du passé (l’épopée antique) en les comparant aux codes actuels des séries américaines (voir son livre Homère et Dallas). Mais dans le champ de la création, et non plus de la réflexion et de l’explication, ne court-on pas le risque de changer un objet culturel en produit de consommation ? Devant ce Richard III « pop », on ne peut s’empêcher de penser à Hannah Arendt s’en prenant, dans La Crise de la culture, à cette « sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses que Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady ».  Il ne s’agit pas de nier le pouvoir de divertissement du théâtre, ni de prétendre hypocritement, ou par snobisme social, se passer de loisir ; mais il s’agit de ne pas dénaturer des objets qui ne sont ni « fonctionnalisés » ni « consommables » : « La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel (…). La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses de ce monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin ». De là cette inquiétude : « Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. » (Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, Folio, p. 265-266). Le théâtre de Shakespeare – comme celui de Brecht, qui pourtant défend le terme dès les premiers paragraphes du Petit Organon… – n’a pas pour but le divertissement des masses. Et il y a loin de Richard III à ladite (ou maudite) industrie culturelle… Malheureusement, si tel n’est pas le projet de Thomas Jolly, tel en est l’effet sur une grande part de la salle.

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Le roi et son « logo », qui est également celui du spectacle.

Thomas et Richard : le divertissement au second degré ?

Tel n’est pas le projet de Thomas Jolly ? C’est à voir… S’il dit aimer ces codes du loisir consommable, il est vrai pourtant qu’il y a du second degré dans ce Richard III. Est-ce le fait du metteur en scène ou du dramaturge ? La question se pose, car la puissance et le succès du personnage de Richard, qui fit plus d’une carrière d’acteur, tiennent notamment à ce que l’hypocrite, écrit et pensé comme un cabot, met en crise les moyens mêmes du théâtre. Et Thomas Jolly l’incarne bien comme tel – clins d’oeil et sourires au public, « bien joué ! » lancé après son élection (qui (se) joue alors de qui ?)… Mais si, en surimpression, le profil de Richard laisse voir celui de Thomas, quelle peut en être la fin, et la signification ? Jolly veut-il lui aussi nous dire qu’il nous a piégés, que nous avons mordu, comme les enfants endoctrinés de la société de consommation, à l’appât esthétique du divertissement ? La trilogie qui précède ne s’éclaire-t-elle pas, rétrospectivement, à la lumière de ce monstre calculateur, à la fois comédien et metteur en scène, au point de lui donner les couleurs d’un coup de force esthétique, d’un putsch fondé sur les goûts et attentes du public ? Et, en effet, à travers le séduisant papier glacé, la lame de l’artificialité peut sembler parfois porter ses coups.

Car à l’esthétique de l’entertainement et à ses codes à l’américaine, un élément, flagrant, échappe d’emblée, et c’est le costume même du tyran. Sur le dos de cet Elvis sinueux, les plumes, tantôt blanches, tantôt noires, ailes atrophiées d’un ange devenu vautour, ont quelque chose de plus burlesque et risible qu’inquiétant, à ce point qu’on en vient à réévaluer à cette aune d’autres éléments : son « logo », qui est aussi celui du spectacle tout entier, et qui paraît si stylisé et si absurde qu’il pourrait même évoquer les croix à l’épaule de l’Adénoïde Hynkel de Chaplin ; son jeu, ou surjeu, très surfait, cabotinage en abyme qui l’isole, par sa souplesse et sa virtuosité extrêmes, du reste du personnel dramatique ; son sourire artificiel, dé-signé, qui finit par mettre à distance les sourires artificiels, signés, des acteurs de séries B ; ces affiches, trop grandes, trop posées, pour être tout à fait fascinantes ; ces perruques orange, si peu crédibles, des enfants ; ces visages trop blancs, couverts de poudre, des lieutenants… Et la relecture pourrait emporter le spectacle entier, jusqu’à son principe esthétique – la technologie en son et lumière, si exhibée, si lourde, qu’elle apporte parfois plus de gêne, de malaise, de distance enfin, que d’adhésion… Une inquiétude,  mais réjouissante, sourd alors en nous : comme Richard avec Lady Anne, cette jeune femme qui a la faiblesse de croire aux mots d’amour, Thomas Jolly nous aurait-il donné jusque là ce que nous attendions pour mieux nous inoculer, en cet épilogue apparemment cynique, en fait utile à notre instruction, son venin : l’image cruelle et sacrificielle de notre docile fascination par des idoles commerciales ? Ce serait, pour lui comme pour son public, brûler ce qu’ils ont ensemble adoré ; mais on ne peut s’empêcher de l’espérer, car ce serait aussi nous ramener au théâtre – cet art enchanté de la dés-illusion !

Réussites et dernière incohérence…

Une des principales réussites du spectacle tient sans doute aux jeux de lumière – ces faisceaux pièges qui tournent autour des personnages, les emprisonnent et les libèrent malgré eux. La deuxième partie, pénétrée d’ombres et cisaillée de lueurs, atteint enfin à cette puissance esthétique qu’on espérait. Le ludisme consommable recule ; et, pour accompagner le vacillement d’un roi toujours plus abandonné et désemparé, la danse macabre des puissances obscures traversée d’éclairs et de poussières vient matérialiser, avec une beauté glacée, sa lente et violente agonie : c’est ici le combat du Jour et de la Nuit.

Et puis on aime voir Richard III ressusciter ! Dans cet au-delà du spectacle, ce serpent à plumes renaît de ses cendres pour narguer encore ses victimes armées, réunies pour le frapper dans le dos… A peine parvient-on à envelopper le Mal – désormais entre la larve, le pantin et le spectre – d’un nuage de poussière rouge, sans rien pouvoir contre lui, ni le détruire, ni l’abîmer, ni même l’effacer. L’effrayante et séduisante souplesse de ce désossé résiste à tout… jusqu’au retour du divertissement et de la facilité, en forme de contradiction conclusive : le nom de l’indestructible « RIII » se change en « FIN »… C’est bien Jolly – facilité pour facilité ! – mais c’est suicider la profondeur du sens au poignard de l’incohérence amusante. Et c’est le loisir qu’applaudissent, criant debout leur satisfaction, les « fans »…

CC

Liens :

Le Monde (Fabienne Darge) n’a pas aimé…

Mais Le Monde (Brigitte Salino) avait aimé Richard VI…

La critique des Echos

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